42 Kippour

Des militaires dans l’air frais et roux d’octobre. « Pourquoi ils ont des mitraillettes maman ? ». Des familles massées dans la chaleur d’une petite synagogue modeste. « Pourquoi tout le monde est habillé en blanc maman ? ».

Hier c’était le jour du grand pardon, du grand contraste, du grand point d’interrogation. Qui commence comme chaque année la veille dans la lueur du couscous boulettes. « Est-ce qu’on est juifs maman ? » et se termine comme chaque année le lendemain soir dans la lueur du poulet rôti pommes de terre. « Je ne sais pas les enfants ».

Sans doute un peu oui car il fallait bien la date et l’adresse ce matin. Sans doute un peu oui car j’ai ressenti comme une culpabilité en appuyant sans le faire exprès sur l’interrupteur de la salle de bains. A moins qu’il ne s’agisse d’une tradition. Qu’on emprunte à d’autres. Pour se donner un repère. Celui du temps qui passe. Et peu importe l’année que nous venons de traverser, douloureuse ou épanouissante, les kilos pris ou perdus, les proches tombés avant Kippour, ceux qui ont changé de vie ou ceux qui se sont assis sur nos rangs. Peu importe les évènements qui ont marqué nos yeux, rides d’inquiétudes ou de joies, peu importe les victoires, les échecs, les enfants ont poussé, nos cheveux ont changé, nos sacs sont peut-être les mêmes.

Nous voici tous ici réunis, au même moment, au même endroit, dans cette disposition d’esprit si particulière où tous les onglets de notre vie ont été fermés, travail, loisirs, projets. Nous avons dormi, respiré l’air du jardin ou du parc, préparé nos kippas et nos mets du grand soir. Nous avons amené des biscuits et de l’eau pour casser le jeûne dans la nuit noire. Nous avons faim. Nous avons soif. Nous avons du mal à nous formuler à nous-mêmes les péchés de l’année. Du mal parfois à pardonner les péchés des autres. Que signifie pardonner au fait ? Si ce n’est accepter les différences, continuer, sans aigreur, ne garder que le meilleur, serrer nos proches tant qu’ils sont encore présents ? Nous essayons de nous concentrer. De rentrer en nous-mêmes. Malgré les enfants qui vont et viennent, le portable qui vibre, la sensation d’être à part, en danger aussi. Les larmes qui coulent lorsqu’on pense aux absents, aux futurs absents dont nous ferons partie un jour.

C’est la force du rite. Son inexorable déroulement, prières, chants, discours, gestes, objets de culte, incidence de la lumière d’automne pile dans l’axe au-dessus de mon père, qui nous renvoie à tous les âges de notre vie, Kippour d’enfant chapardeuse et coupable dans la cuisine éteinte, Kippour de petite fille qui suivrait son papa au bout du monde, Kippour d’ado impressionnée et si vulnérable attendant beaucoup trop de ce jour de pénitence, Kippour de jeune couple parisien libre, fumeur, un peu en colère, un peu en retrait mais présent quand même, Kippour de jeune parent tremblant d’émotions, le bébé dormant dans les bras, Kippour gai tous unis par les mêmes histoires drôles, Kippour triste à mourir, séparés, en visio, Kippour forcés les années où vraiment ça ne prend pas, Kippour de colère qui dévaste, Kippour amour toujours quand tu entres dans la synagogue, ton regard d’étranger, doux et fier, ta posture de sage, Kippour où je retombe amoureuse inlassablement ; Kippour de ceux que je n’ai pas connus, des aînés que nous imaginons. Tout un arbre généalogique sous le taleth, affamé, soudé jusqu’au son ancestral du Shofar. Kippour de toute une lignée. Et de tous les autres restés dehors ? Kippour de ceux à l’école, au bureau, à la maison, au restau, mes chers goys évoluant à l’air libre, respectueux et distants. Tous les autres dont je ne veux pas m’éloigner plus longtemps à cause de ces rituels d’un autre âge.

C’était le jour du grand pardon. Du grand contraste, du grand point d’interrogation. Je lis en ce moment un livre sur la « déconversion au judaïsme » (1). Je ne sais pas si j’y arriverais. Dans le sens où je n’ai pas réussi non plus à me convertir. Resterai-je à tout jamais coincée entre deux rives ? Peut-on être élue alors qu’on ne s’est pas présentée ? Peut-on être juif sans vouloir être différent des autres ? Sans adhérer aux textes, aux idées, sans croire aux miracles, sans pratiquer quotidiennement ? Ne pourrait-on pas être juste ce que l’on est, ni plus ni moins ? Simplement riche d’une culture juive (et de bien d’autres cultures d’ailleurs) ? Il y a dans ces réflexions des jours et des jours de remises en question, de discussions, de pages noircies. Je lis cela beaucoup ; le judaïsme comme la voie du doute perpétuel. Et Kippour sa journée pour nous garder auprès de la tradition quand même ? Nous remettre dans la boucle alors même qu’on en était presque sorti ?

Médaille en pierre d’Eilat (que je ne porte plus depuis 1997) sur portefeuille brodé de ma grand-mère, bien plus au Nord, le tout entouré de boîtes à grigris de différentes origines.

(1) « Ma (dé)conversion au judaïsme », Benjamin Taïeb, Editions Lunatique.

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